Intéressante analyse du mouvement Gilets jaunes publiée par la CFE-CGC
 
Spécialiste des relations sociales, du syndicalisme et
des mouvements sociaux, Stéphane Sirot décrypte les spécificités de la
crise sociale dite des gilets jaunes. L’historien et enseignant évoque
également les nouveaux défis à relever pour les organisations
syndicales.

Quel regard portez-vous sur la crise des gilets jaunes ?

C’est
un phénomène unique dans l’histoire sociale française. C’est le premier
mouvement social qui, depuis l’existence légale des organisations
syndicales, leur échappe. Les gilets jaunes ont réussi, non sans poser
plusieurs problèmes, à construire un mouvement et à l’inscrire dans le
temps. Sans organisation nationale structurée mais avec une utilisation
très efficace des réseaux sociaux, les manifestants ont mis en place de
nombreuses micro-organisations locales. Enfin, ce mouvement a fait
bouger les lignes, bousculant le pouvoir politique. Davantage que tous
les mouvements sociaux traditionnels depuis 1995, exception faite, en
2006, de celui spécifique contre le contrat première embauche (CPE). De
mon point de vue, il est probable que ce type de mouvement non structuré
aura des répliques.

Pourquoi ce mouvement a-t-il échappé aux syndicats ?

Outre le fait que les revendications exprimées en matière de pouvoir
d’achat, de fiscalité et de justice sociale sont traditionnellement
adressées à l’État qu’on interpelle, il y a avant tout une raison
sociologique. Ce n’est pas un mouvement social classique partant des
entreprises sous l’impulsion des salariés et de leurs représentants. La
majorité des effectifs de manifestants – composés d’ouvriers, d’employés
et de professions intermédiaires – sont issus de très petites
entreprises. Ils sont éloignés des syndicats et du dialogue social en
vigueur dans de plus grandes entreprises.


  • « Apporter des réponses en matière de justice fiscale et de répartition du produit des richesses »

Que pensez-vous du grand débat national ?
Cette solution était incontournable. Le gouvernement, qui a fortement
tendance à vouloir marginaliser les corps intermédiaires et les
contre-pouvoirs, n’avait pas le choix, sauf à décider d’emblée de revoir
de fond en comble la politique qui avait été menée depuis le début du
quinquennat. Cela pose beaucoup de questions, notamment celle de
l’omniprésence, sans réelle contradiction, de la parole présidentielle
dans le cadre de ce grand débat. Le risque, à la sortie, c’est
l’entrechoc entre le diagnostic réalisé par l’exécutif – largement
composé d’experts et d’hommes de cabinets – et la parole laissée aux
citoyens, qui suscite de fortes attentes. Il faut apporter des réponses
aux revendications sur les problématiques de justice fiscale et de
répartition du produit des richesses.

Quid de la question cruciale des salaires ?

Les études le montrent : par rapport à des pays de niveau comparable,
les salaires en France ne sont pas particulièrement élevés. Aussi bien
dans le privé que dans le public, à l’image de la rémunération des
enseignants bien inférieure à la moyenne de l’OCDE. Pour éteindre
l’incendie, beaucoup d’entreprises ont semble-t-il jouer le jeu en
versant la prime Macron aux salariés. Ce d’autant que monte, dans
l’opinion publique, une exaspération légitime face à l’évasion fiscale
et aux versements toujours plus conséquents des dividendes aux
actionnaires.


La future réforme des retraites voulue
par le gouvernement, qui fait actuellement l’objet d’une concertation
avec les partenaires sociaux, peut-elle être explosive ? 

Oui
et non. Oui car, quand on regarde les grands mouvements sociaux des
dernières années, les deux plus grands l’ont été sur ce sujet ultra
sensible, en 2003 et en 2010. Et non car c’est une réforme très
technique et diluée pour donner le moins de prise possible aux
contestations. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles les
ordonnances Travail, en 2017, n’ont pas eu le degré de mobilisation
escompté car les enjeux étaient globalement peu compréhensibles pour les
citoyens. Il était compliqué, pour les organisations syndicales,
d’alerter les salariés sur les risques potentiels. Et donc de créer les
conditions d’une large mobilisation.

Dans quelle mesure cette crise sociale challenge-t-elle les organisations syndicales ?

Ce n’est pas la première fois que les syndicats sont confrontés à de
nouvelles formes de mobilisation. Par exemple, le succès en 2016 de la
pétition lancée par Caroline de Haas contre la loi El Khomri avait
accéléré le calendrier de la mobilisation syndicale. Plus largement, le
syndicalisme, qui n’échappe pas aux divisions, est confronté à plusieurs
défis, tant au niveau national interprofessionnel que dans les
entreprises. En premier lieu celui du renouvellement générationnel des
adhérents. Le challenge est d’autant plus difficile que les syndicats, à
l’instar des partis politiques et des médias, doivent composer avec un
rejet prononcé des institutions dans l’opinion publique.

Comment appréhendez-vous le taux de syndicalisme en France (environ 11%) ?

Ce chiffre est à nuancer. N’oublions pas que nous avons connu, pendant
plus de 30 ans jusqu’à la fin des années 70, un taux de syndicalisation
oscillant entre 20 et 25 %. Le modèle français a par ailleurs ses
spécificités et ne peut pas être comparé, par exemple, au syndicalisme
des pays scandinaves où il est indispensable d’adhérer pour disposer de
certains avantages sociaux. Or il faut bien rappeler qu’environ 95 % des
salariés français – syndiqués ou non – sont couverts par des
conventions collectives, lesquelles sont négociées par les syndicats
dans les branches professionnelles.

Que vous inspire le syndicalisme dit de service, régulièrement mis en avant ?

Il y a nécessité de se saisir de cette question. Les salariés sont très
demandeurs de services et de conseils juridiques, en lien avec la
montée de l’individualisation et avec la judiciarisation croissante des
relations sociales et des conflits. Le contenu même des accords
collectifs fait de plus en plus entrer en jeu la variable individuelle.
C’est dans cette mise en œuvre individuelle de la négociation collective
que peut intervenir le syndicalisme de service, pour accompagner le
salarié. Sans en faire un syndicalisme clientéliste, les syndicats
restant avant tout un instrument de la négociation collective.


  • « Vouloir contourner les corps intermédiaires est un axe structurant de la pensée politique française »

Depuis le début du quinquennat, l’exécutif a tendance à malmener les corps intermédiaires…


Cette
tendance est loin d’être inédite. Vilipender et vouloir contourner les
corps intermédiaires est un axe structurant de la pensée politique
française depuis plus de deux siècles. Emmanuel Macron s’inscrit dans
cette tradition du pouvoir souhaitant s’adresser directement aux
citoyens sans intermédiaires ni contre-pouvoirs. Même dans le cas des
grandes négociations nationales comme la réforme du Code du travail ou
l’assurance chômage, on a bien vu que le périmètre laissé aux
partenaires sociaux est très cadré. Manifestement, on est face à un
pouvoir politique qui considère que les organisations syndicales doivent
uniquement intervenir au niveau de l’entreprise. Encore faut-il leur en
donner les moyens, ce qui ne semble pas forcément le cas avec les CSE.
Il y a là un paradoxe.


Comment jugez-vous la mise en
place de ces comités sociaux économiques en entreprise, qui remplacent
les anciennes instances (délégués du personnel, CHSCT et comité
d’entreprise) ?


La réduction sensible du nombre d’élus
et des moyens alloués n’est pas sans poser question. Idem concernant
l’augmentation du périmètre géographique qui va compliquer
l’intervention des représentants du personnel sur le terrain au contact
des salariés. C’est un peu la quadrature du cercle. On va tendre vers un
syndicalisme d’expertise avec des dossiers toujours plus complexes
mobilisant de nombreuses compétences chez les élus.


Quelle lecture faite-vous du paysage syndical ?


On constate un effritement de la participation aux élections
professionnelles, y compris dans la fonction publique. Au niveau de la
représentativité, la CFDT est devenue la première organisation
syndicale, davantage en raison de l’érosion régulière de la CGT que par
une réelle progression de son nombre de voix. Sans être une lame de
fond, c’est un changement symbolique. L’autre élément frappant du
dernier cycle électoral (ndlr : entre 2013 et 2016), c’est la montée en
puissance du syndicalisme catégoriel, incarné par la CFE-CGC pour les
populations de l’encadrement, ou autonome avec l’Unsa (ndlr : non
représentative au niveau national interprofessionnel). Concernant la
CFE-CGC, il y a un lien clair, outre son positionnement et son action
syndicale, avec la tertiarisation et l’évolution sociologique du
salariat.

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