
La motivation de leurs équipes est une part importante du travail des managers. Néanmoins, ceux-ci sont parfois désorientés par les attentes de leurs équipes. Quelles sont les attentes en matière de reconnaissance, et quelles sont les vieilles techniques qui ne fonctionnent plus ?
“Plus de la moitié des actifs disent manquer de reconnaissance dans leur travail, ou ne pas être reconnus à leur juste valeur. Cela peut être bien plus haut pour certaines catégories : les femmes cadres plus que les hommes cadres“. Dans une intervention au Salon Du Management, qui s’est tenu début juin à Paris, Laetitia Vitaud, autrice et conférencière sur le futur du travail, assure qu’il y a un problème “systémique : le modèle de reconnaissance est cassé, à bout de souffle, pensé autour du travail industriel”.
La reconnaissance des résultats, un indicateur biaisé
“La reconnaissance, c’est chaque fois qu’un individu ou une institution valide une identité revendiquée par autrui. C’est d’abord un sujet relationnel“, rappelle-t-elle. Selon elle, “le manque de reconnaissance sociétale se traduit par une rémunération insuffisante, des conditions de travail dégradées. Mais c’est plus large et structurel : beaucoup de cadres en souffrent aussi“.
Elle a identifié quatre types de reconnaissance : celle des résultats, des compétences, des efforts et de l’investissement, et la reconnaissance existentielle. Or, l’importance accordée à chacune ne correspond plus à la société actuelle.
La reconnaissance des résultats peut sembler objective car ceux-ci sont “contrôlables, mesurables”. Mais elle a été pensée pour un contexte industriel, où il était facile de mesurer la production et la productivité de chacun. Dans une société de services et de soins, la production est parfois compliquée à mesurer, certains éléments essentiels ne sont pas pris en compte, et la contribution individuelle est difficile à isoler.
Si l’idée du collectif est valorisée, nombre de systèmes de rémunération récompensent encore souvent les seuls managers pour un travail collectif. Ces systèmes mettent aussi souvent l’accent sur les objectifs individuels, dissuadant la collaboration. Les primes collectives se heurtent aux craintes du “passager clandestin” ou des personnes qui “s’attribuent un mérite collectif”.
Surtout, elle dénonce la “dictature des mauvais indicateurs“. Mesurer un enseignant à son nombre d’heures ne reflète pas ce que les élèves ont appris. Dans la santé, compter les actes peut aboutir à “une hausse du nombre d’actes qui ne sont pas tous nécessaires”.
“Quand une mesure devient un objectif, elle cesse d’être une bonne mesure”, rappelle-t-elle, parce qu’on est tenté de manipuler l’indicateur plutôt que de travailler sur l’objectif réel. Elle cite l’index de l’égalité hommes-femmes : un critère est une hausse de salaires des femmes de retour de congé maternité, mais “il suffit d’une hausse automatique de cinq euros pour cocher la case”. Elle dénonce aussi les effets pervers de certaines incitations : une crèche instaurant des pénalités de retard a vu ces retards exploser ; en Inde alors dominée par les Britanniques, une prime pour chaque cobra rapporté, afin de lutter contre leur multiplication, a mené à la création de fermes de serpents et à une plus grande prolifération de ceux-ci. “Ces incitations ont des effets pervers ou font basculer sur de la motivation extrinsèque”, calculée et intéressée.
Compétence, effort, une reconnaissance à revoir ?
La reconnaissance des compétences perd de l’importance avec leur obsolescence de plus en plus rapide. De plus, les compétences intellectuelles, déployée par les cadres, jusqu’ici les plus valorisées, sont les plus menacées par l’intelligence artificielle. A contrario, “les compétences comme le soin sont difficiles à automatiser” et pourraient être revalorisées.
La reconnaissance de l’effort est quant à elle inégalitaire : “certains ont besoin de plus de temps pour faire le même travail”. Surtout, elle observe la “mise en scène de l’effort“, très visible “avec ce bon vieux présentéisme” : postures indiquant un très fort engagement, froncements de sourcil “même quand on regarde une vidéo Tik-Tok”, répétition de phrases comme “je suis débordé”…
Elle parle aussi de “la société du gorille”, valorisant une image de force, où “quelques gorilles qui parlent fort, tapent du poing sur la table, sans que la performance ne soit toujours au rendez-vous”. Le numérique n’a pas supprimé ces codes, il les a transposés : connexion permanente, emails en soirée, grande production de textes et d’emails multiplication des réunions “pour montrer qu’on est productif”… Tout cela “crée de la fatigue, et le manque de reconnaissance est d’autant plus important”.
Enfin, la reconnaissance existentielle, très demandée, est peu mise en œuvre. Elle consiste à “reconnaître l’individu, quelle que soit sa performance”, par des gestes simples (appeler quelqu’un par son nom, évoquer un prochain rendez-vous pour valider le futur de la relation), mais souffre “d’un déficit d’attention causé par les usages numériques et le passage au travail hybride“.
Un changement dans la relation aux autres et au travail
Applications numériques et réseaux sociaux “ont changé la chimie du cerveau”, rappelle la conférencière. Ils créent une addiction à la gratification immédiate, rendant difficile l’appréciation des satisfactions différées. Cela s’accompagne d’une “crise cognitive”, d’une rareté de l’attention. Les managers, submergés, manquent de temps pour leurs équipes. “Il faut une désintoxication collective”.
Elle explique aussi que le rapport au travail change dans la mesure où les promesses liées au travail s’effondrent. Il devient par exemple plus compliqué de devenir propriétaire simplement avec les revenus de son travail ; les salaires différés que sont les pensions de retraite ou les allocations chômage semblent plus lointains et plus incertains… Les catastrophes naturelles renforcent cette “incertitude radicale”. Conséquence : “nous ne sommes plus capables de nous projeter” et beaucoup préfèrent des gratifications immédiates. “C’est très profond et ne concerne pas seulement la génération Z. Mais finalement, c’est peut-être une préférence rationnelle”.
Selon elle, l’automatisation met aussi en lumière les “tâches non promouvables” : soutien émotionnel, administratif, social, qui ne sont ni valorisées, ni rémunérées. Elles servent pourtant l’intérêt collectif… au détriment de la performance des personnes qui les assurent. “Cela peut expliquer pourquoi les femmes cadres se disent moins reconnues”.
Pour faire face à cette crise de la reconnaissance, il n’existe pas de “recette miracle”. Il s’agit d’agir sur la rémunération, l’organisation, la culture RH. Laetitia Vitaud recommande de “développer une culture de l’attention à l’autre“, avec moins d’écrans et de connexion. “Le rituel collectif est à réinventer sans smartphone“. Cela peut passer par “moins de visioconférences, ne pas se connecter après une certaine heure… … Il n’y a pas une réponse unique mais un équilibre à trouver”.
Il est enfin important de “retrouver tous les ressorts de la motivation intrinsèque”, c’est-à-dire celle tirée de ses actions directement, et non à des facteurs extérieurs (la rémunération ou le statut social qu’elles procurent par exemple). Pour elle, si l’on trouve de la satisfaction et de la motivation dans le travail lui-même, le besoin de reconnaissance hiérarchique diminue. Même si les deux doivent s’alimenter : “La reconnaissance managériale vient valider la reconnaissance que je trouve au quotidien”.
Source : Cadremploi