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En octobre dernier, la Cour de cassation a désavoué le procédé d’une entreprise française qui, depuis 2017, évaluait les compétences “comportementales” de ses salariés. Selon les juges, il revêt une “connotation moralisatrice” des critères d’évaluation. Pour l’heure, les juges renvoient l’affaire vers une nouvelle Cour d’appel. Alors, pour quelles raisons la notion de “moralisation” est-elle évoquée ? Comment les managers peuvent-ils évaluer ces compétences humaines, dont l’importance est grandissante dans le monde du travail, sans tomber dans cet écueil ? Eclairage d’Aliénor Chalot, associée au sein du cabinet Kopper Avocats.

Pour commencer, ce cas de figure est-il inédit en France ?

Aliénor Chalot (AC) – Non, ce cas n’est pas inédit en France. Il s’inscrit dans une ligne jurisprudentielle constante visant à encadrer les critères d’évaluation des salariés. En effet, le Code du travail précise que : « Les informations demandées, sous quelque forme que ce soit, à un salarié ne peuvent avoir comme finalité que d’apprécier ses aptitudes professionnelles. Ces informations doivent présenter un lien direct et nécessaire avec l’évaluation de ses aptitudes » (art. L1222-2) ainsi que « le salarié est expressément informé, préalablement à leur mise en œuvre, des méthodes et techniques d’évaluation professionnelle mises en œuvre à son égard. Elles doivent être pertinentes au regard de la finalité poursuivie » (art. L1222-3). Il ressort de ces articles une nécessité que l’évaluation du salarié soit en lien avec ses aptitudes professionnelles. Or, s’agissant des compétences comportementales du salarié, une évaluation objective est parfois difficile. C’est pourquoi, dans certains cas, elle relève de l’appréciation du juge.

Pourquoi les juges qualifient-ils ce procédé de « moralisateur » ?

AC – Le 15 octobre 2025, la chambre sociale de la Cour de cassation (22-20.716) a, en effet, confirmé l’arrêt de la Cour d’appel considérant que des entretiens d’évaluation comportant une partie dédiée aux « compétences comportementales groupe » – incluant des critères tels que l’optimisme, l’honnêteté et le bon sens – revêtaient : « une connotation moralisatrice qui rejaillissait sur la sphère personnelle des individus, apparaissaient comme trop vagues et imprécises pour établir un lien direct, suffisant et nécessaire avec l’activité des salariés en vue de l’appréciation de leurs compétences au travail. Outre qu’elles conduisaient à une approche trop subjective de la part de l’évaluateur. Elle manque d’objectivité et de transparence en s’éloignant de la finalité première qui est la juste mesure des aptitudes professionnelles des collaborateurs de l’entreprise. » En d’autres termes, la Cour a déduit une connotation moralisatrice des critères « optimisme », « honnêteté » et encore « bon sens », considérant que leur appréciation est nécessairement subjective et nécessite un jugement moral de l’évaluateur sur le salarié. De plus, dans ce cas précis, ce n’est pas uniquement cette connotation moralisatrice qui est sanctionnée par le juge – conformément à la jurisprudence constante exposée ci-dessus – la Cour sanctionne aussi l’ambiguïté et l’imprécision de ces notions qui ne permettent pas d’établir un lien direct avec l’activité professionnelle des salariés.

Quelles sanctions les entreprises encourent-elles ?

AC – Dans le présent cas, la sanction est l’illicéité (oscillant entre illégalité et injustice) des critères d’évaluation – et donc l’interdiction pour l’employeur de mettre en place un tel dispositif d’évaluation utilisant ces critères. Le juge a décidé que ces critères – considérés comme importants par l’entreprise au sein de l’évaluation – ne pouvaient pas être considérés comme secondaires et que rien ne permettait de savoir dans quelle proportion exacte ils entraient en ligne de compte au sein de l’évaluation. Aussi, l’ensemble du dispositif d’évaluation était illicite. Cela signifie que la proportion de tels critères comportementaux au sein d’une évaluation des compétences du salarié entre également en ligne de compte. De plus, on pourrait imaginer, dans d’autres cas, qu’un salarié qui aurait subi un dispositif similaire par le passé pourrait demander un rappel de salaire ou une revalorisation salariale, car il aurait été privé d’une prime ou augmentation, sur la base d’une évaluation illicite. De même, des salariés licenciés pour insuffisance professionnelle sur la base d’une telle évaluation pourraient demander que leur licenciement soit jugé dépourvu de cause réelle et sérieuse et donc demander des dommages et intérêts.

Alors comment, concrètement, en tant que manager, faire des retours à ses équipes dans un monde du travail qui accorde une place grandissante aux compétences « comportementales » ?

AC – La réponse à cette question n’est pas aisée, car les « soft skills » deviennent de plus en plus importantes dans la société, mais les évaluer est relativement difficile pour les employeurs. De leur côté, les managers doivent naturellement valoriser les compétences comportementales (feedback positif sur la manière dont un collaborateur a fait face à une situation tendue par exemple) ainsi qu’exprimer de manière objective et précise leurs attentes en matière comportementale, toujours d’une manière orientée « solution ». Les managers doivent éviter à tout prix les retours ou les remarques à leurs équipes pouvant laisser penser qu’ils ont des biais, que leur appréciation est subjective, ou encore qu’il s’agit de ressentis de leur côté. En prenant des exemples concrets, en général, les remarques sont souvent plus objectives (par exemple sur la manière dont un problème avec un client a été géré par le collaborateur). Il faut également encourager l’auto-évaluation des collaborateurs et le partage au niveau des équipes (pas seulement les retours issus de la hiérarchie). Par ailleurs, il est important de garder à l’esprit qu’un employeur ne peut pas sanctionner un salarié sur des critères subjectifs tels que la simple mésentente ou une simple divergence de point de vue. Même si certaines situations peuvent être compliquées pour les managers, le droit du travail se base sur des éléments objectifs et vérifiables pour sanctionner un salarié.

A quel moment une compétence « comportementale » n’est plus de l’ordre de la morale, mais devient délétère pour un collectif ?

AC – Un comportement devient véritablement délétère lorsqu’il nuit de façon significative à l’efficacité, à la cohésion ou à l’image de l’entreprise. Par exemple : le non-respect des règles de l’entreprise. Lorsque des comportements sont en violation du règlement intérieur de l’entreprise, il y a un manquement aux obligations contractuelles. Ensuite, irrespect et toxicité sur les autres salariés. Lorsque un salarié adopte une attitude constamment négative, agressive ou méprisante à l’égard de ses collègues. Ce qui peut créer un climat de travail malsain, nuisant ainsi à la collaboration et au respect de ses collègues. Dans ce cas, il peut y avoir faute. Enfin, perturbation du bon fonctionnement de la société. Lorsque un salarié a un comportement qui perturbe le bon fonctionnement du travail d’équipe, il peut être sanctionné.

Enfin, avez-vous de précédents exemples à nous partager ?

AC – Oui, bien sûr ! En 2011, la Cour d’appel de Toulouse (11/00604) avait jugé que « si pour apprécier les aptitudes professionnelles d’un cadre – dont l’activité n’est pas toujours quantifiable (animation de projet, direction d’équipes, etc.) -, des critères reposant sur le comportement ne sont pas illicites a priori, encore faut-il qu’ils soient exclusivement professionnels et suffisamment précis pour permettre au salarié de l’intégrer dans une activité concrète. Ensuite, à l’évaluateur de l’apprécier avec la plus grande objectivité possible. » Dès lors, le juge a écarté des critères tels que la « capacité à prendre des décisions juste et courageuses dans l’intérêt du groupe ». En 2015, la Cour de cassation (14-17.152) a confirmé la position de la Cour d’appel qui avait jugé illicite des critères d’évaluation relatif au « comportement éthique » du salarié.

En 2020, la Cour d’appel de Paris (18/01653) a admis que des critères tels que « promouvoir la culture, santé et sécurité », « développer une pensée innovante et un leadership influent » et « s’engager pour la performance du groupe et la responsabilité sociale (RSE) » revêtent « une dimension morale questionnant l’individu en tant que personne et non pas seulement le salarié, ce qui fait entrer l’évaluation dans la sphère personnelle. » Toutefois, ces critères demeurent licites dès lors que « les comportements attendus ne sont jamais déconnectés de la sphère professionnelle et sont objectivement vérifiables. » Ainsi, ce n’est pas la première fois que le juge a statué sur la licéité des critères d’évaluation comportementaux des salariés.

Source : Courrier Cadres

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